3 Avril 2012
((Je suis agnostique, mais je ne peux oublier ce texte merveilleux)
° ° °
Un homme riche dit :
« Parle-nous du Don. »
Et il répondit :
Vous donnez, mais fort peu
quand il s'agit de vos possessions.
C'est lorsque vous donnez de vous-mêmes
que vous donnez vraiment.
Car que sont vos possessions
sinon des choses que vous gardez
et préservez dans la peur du lendemain ?
Et demain,
que réserve demain au chien timoré
enterrant des os dans le sable
qui efface les traces,
alors qu'il suit les pélerins
vers la ville sainte ?
Et qu'est-ce que la peur du besoin
sinon le besoin lui-même ?
Et redouter la soif
quand votre puits est plein,
n'est-ce pas déjà là une soif
qui ne peut être étanchée ?
Il y a ceux qui donnent peu de leur surplus
- et ils le donnent pour susciter une reconnaissance -
et ce désir secret pervertit leurs dons.
Il y a ceux qui donnent peu
mais le donnent entièrement.
Ceux-là croient en l'existence et en la générosité de la vie,
et leur fond n'est jamais vide.
Il y a ceux qui donnent dans la joie
et cette joie est leur récompense.
Et il y a ceux qui donnent dans la douleur
et cette douleur est leur baptême.
Il y a ceux qui donnent
et ne connaissent pas de douleur à ce geste
ni ne cherchent de la joie ni la conscience d'être vertueux :
ils donnent comme le myrte exhale son arôme
dans l'espace de la vallée, là-bas.
Dieu parle à travers les mains de tels êtres et,
derrière leurs yeux, sourit à la terre.
Il est bien de donner à qui quémande,
mais il est mieux de donner
sans que l'on nous le demande, par bienveillance;
Et pour ceux qui ont les mains ouvertes,
la recherche de celui à qui l'on peut donner
est une joie plus grande que celle du don.
Et que voudriez-vous refuser ?
Tout ce que vous avez, un jour, sera donné.
Donnez donc maintenant,
afin que la saison du don soit la vôtre
et non celle de vos héritiers.
Vous dites souvent :
« Je donnerai, mais seulement à ceux qui en sont dignes. »
Ni les arbres de votre verger
ni les troupeaux du pâturage
ne parlent ainsi.
Ils donnent ce que la vie leur donne
car retenir signifie périr.
Celui qui a mérité d'obtenir le flux de ses jours et de ses nuits
mérite de recevoir tout le reste de vous.
Et celui qui est digne de boire à l'océan de la vie
est digne de remplir sa coupe à votre petit ruisseau.
Et quel mérite plus grand
que celui qui se trouve dans le courage et la confiance,
voir la charité, de recevoir ?
Et qui êtes-vous
pour que les hommes se fendent le coeur
et abandonnent leur fierté
de telle sorte que vous puissiez contempler
leur dignité nue et la contenance de leur amour-propre ?
Veillez d'abord à mériter d'être vous-mêmes
donateur et instrument du don.
Car, en vérité, la vie donne à la vie,
pendant que vous, qui prétendez être le donateur,
vous n'êtes en réalité qu'un témoin.
Et vous qui recevez
- et vous recevez tous -
ne supportez pas la gratitude comme une charge,
de crainte d'imposer un joug sur vous-mêmes
et sur celui qui donne.
Ensemble,
élevez-vous plutôt avec le donateur
comme si ses dons étaient des ailes;
Car être trop préoccupé de sa dette
revient à douter de sa générosité,
qui a la terre bienveillante pour mère
et pour père, Dieu."
Khalil Gibran,
"Le prophète" (extrait)