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30 Juin 2012
« L'objet littéraire » est une étrange toupie, qui n'existe qu'en mouvement.
Pour la faire surgir, il
faut un acte concret qui s'appelle la lecture, et elle ne dure qu'autant que cette lecture peut durer. Hors de là, il n'y a que des tracés noirs sur le papier ou sur notre écran
d'ordinateur.
Les lecteurs sont toujours en avance sur la phrase qu'ils lisent, dans un avenir seulement probable qui s'écroule en partie et se consolide en partie à mesure qu'ils progressent, qui recule d'une page à l'autre et forme l'horizon mouvant de l'objet littéraire.
Il n'est donc pas vrai qu'on écrive pour soi-même : ce serait le pire échec. En projetant ses émotions sur un support quelconque comme un blog, à peine arriverait-on à leur donner un prolongement languissant. L'opération d'écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectif et ces deux actes connexes nécessitent deux agents distincts. C'est l'effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que pour et par autrui.
Le degré de réalisme et de vérité n'est jamais donné
Il faut que le lecteur
invente tout dans un perpétuel dépassement de la chose écrite. Sans doute l'auteur le guide. Mais il ne fait que le guider. Les jalons qu'il a posés sont séparés par du vide, il faut les
rejoindre, il faut aller au-delà d'eux. En un mot, la lecture est une création dirigée. Puisque la création ne peut trouver son achèvement que dans la lecture, puisque l'artiste doit
confier à un autre le soin d'accomplir ce qu'il a commencé, puisque c'est à travers la conscience du lecteur seulement qu'il peut se saisir comme essentiel à son œuvre, tout ouvrage littéraire
est un appel.
Kant croit que l'œuvre existe d'abord en fait et qu'elle est vue ensuite. Au lieu qu'elle n'existe que si on la regarde et qu'elle est d'abord sur appel, pure exigence d'exister. Elle
n'est pas un instrument dont l'existence est manifeste et la fin indéterminée: elle se présente comme une tâche à remplir.
« L'écrivain » ne doit pas chercher à « bouleverser », sinon il est en contradiction avec lui-même.
S’il veut exiger, il faut qu'il propose seulement la tâche à remplir. De là ce
caractère de pure présentation qui paraît essentiel à l'œuvre d'art : le lecteur doit disposer d'un certain recul esthétique.
Le propre de la conscience esthétique c'est cette croyance par engagement, par serment, croyance continuée par fidélité à soi, choix perpétuellement renouvelé de croire. À chaque instant je puis
m'éveiller et je le sais. Mais je ne le veux pas. La lecture est un rêve libre.
Ainsi l'auteur écrit pour s'adresser à la liberté des lecteurs et il la requiert de faire exister son œuvre. Ici apparaît en effet l'autre paradoxe dialectique de la lecture : plus nous éprouvons notre liberté, plus nous reconnaissons celle de l'autre. Plus il exige de nous et plus nous exigeons de lui. La lecture est induction, interpolation, extrapolation, et le fondement de ces activités repose dans la volonté de l'auteur. Une force douce nous accompagne et nous soutient du premier au dernier mot.
Ainsi la lecture est un pacte de générosité entre l'auteur et le lecteur; chacun fait confiance à l'autre, chacun compte sur l'autre, exige de l'autre autant qu'il exige de lui-même. L'écrivain même néophyte vise à donner à ses lecteurs une certaine affection que l'on a coutume de nommer plaisir esthétique et que je nommerais plus volontiers, joie esthétique. Et que cette affection, lorsqu'elle paraît, est signe que l'œuvre est accomplie.
Écrire, c'est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme une tâche à la générosité du lecteur.
C'est recourir à
la conscience d'autrui pour se faire reconnaître comme « essentiel » à la totalité de l'être. C'est vouloir vivre cette essentialité par personnes interposées. Mais comme d'autre
part le monde réel ne se révèle qu'à l'action, comme on ne peut s'y sentir qu'en le dépassant pour le changer, l'univers du romancier manquerait d'épaisseur si on ne le découvrait dans un
mouvement pour le transcender. L'erreur du réalisme a été de croire que le réel se révélait à la contemplation et que, en conséquence, on en pouvait faire une peinture impartiale.
Comment serait-ce possible, puisque la perception même est partiale, puisque, à elle seule, la nomination est déjà modification de l'objet ?
L'œuvre d'art, de quelque côté qu'on la prenne, est un acte de confiance dans la liberté des hommes.
Ainsi, qu'il
soit essayiste, pamphlétaire, blogueur, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement des passions individuelles ou qu'il s'attaque au régime de la société, l'écrivain, homme libre s'adressant à
des hommes libres, n'a qu'un seul sujet: la liberté.
Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille; écrire c'est une certaine façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé.
J'ai publié un seul roman, la biographie d'un homme étonnant, et même exceptionnel. Tous les exemplaires sont partis. Cet homme, à date est aussi parti de la vie. Mais il m’avait conté sa vie quasiment dans ses moindres détails et émotions qu’il avait cachés tout le long de ses itinéraires chaotiques. Et il m’avait fait confiance… Je l’ai toujours respectée.
André.